La comparaison des taux de
mortalité d’une année sur l’autre fournit des indices sur l’ampleur de
la catastrophe et le nombre de décès audelà des comptages officiels
dans chaque pays.
C’est
uue soir, en Europe et ailleurs dans le monde, le décompte macabre des
décès provoqués par la pan démie de Covid-19 rythme un quotidien
anxiogène.Et chaque soir, les chiffres augmentent, en
même temps que les doutes s’accroissent sur leur sincérité. A la date
du jeudi 30 avril, 230 000 personnes avaient succombé au coronavirus,
selon les bilancs officiels recensés par l’Agence France Presse, qui
fait état de plus de 3 millions de cas diagnostiqués à travers 193 pays
et territoires. La réalité est plus cruelle.Des éléments nouveaux
apparaissent,au fur et à mesure
que les taux de mor-talité peuvent être comparés d’une année sur
l’autre. Des réajustements sont pratiqués, comme au RoyaumeUni, où le
nombre de morts, 26 097,a été rééva-lué à la hausse le 29 avril,
lorsque, souspression, le gouvernement britannique a rendu public les
décès survenus dansles maisons de retraite et à domicile. Dans d’autres
parties du globe, des en-quêtes locales ont été lancées qui
con-tredisent déjà les bilans avancés par lesautorités.
Ainsi,
dans la seule ville de Djarkata, ca-pitale de l’Indonésie, où,
officiellement,84 morts dus au Covid19 ont été recen-sés, l’agence
Reuters a pu établir qu’unnombre d’inhumations bien plus élevé avait eu
lieu au mois de mars avec, selon les données recueillies auprès du
département des parcs et cimetières de la ville, 4 377 enterrements,
soit 40 % de plus «que n’importe quel autre mois depuis au moins
janvier 2018 ». Sur la base des courbes de mortalité dans douze pays,
dont la France, le quotidien américain New York Times estime pour sa
part à «40 000 le nombre de décès manquants» en mars, par rapport à
l’année précédente.
L’enquête
menée par Le Monde, qui a mobilisé l’ensemble de son réseau de
correspondants, aboutit elle aussi à la conclusion d’une mortalité
sousestimée partout sur la planète. Certes, le comptage des victimes en
temps réel, lors d’une pandémie, s’avère difficile à mener à bien. Mais
les indices récoltés prouvent que les recommandations émises le 16
avril par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), qui incitent à
inscrire « Covid-19 » « pour TOUTES les personnes décédées lorsque
cette maladie a causé ou contribué au décès, ou est soupçonnée de
l’avoir fait », sont loin d’être respectées.
« DÉGÂTS COLLATÉRAUX »
Ainsi,
en Turquie, la disproportion entre la stabilité relative du nombre de
décès, 3 081 au total, par rapport à l’augmentation exponentielle des
nouveaux cas s’explique, selon l’Association turque des médecins (TBB,
qui rassemble 70 % des praticiens turcs), par ce nonrespect. Un certain
nombre de patients sont répertoriés comme décédés d’une pneumonie ou
d’une autre pathologie plutôt que du Covid-19, malgré les résultats
cliniques confirmant ce diagnostic. Le ministère de la Santé justifie ce
décalage par la pratique intensive du dépistage. Mais après avoir
analysé les registres publics des décès à Istanbul, des experts ont
révélé une hausse importante de la mortalité en mars et avril, 2 100
morts supplémentaires par rapport aux deux dernières années.
Partout,
les «invisibles», les «manquants», tous ceux qui ne figurent pas dans
les bilans égrainés chaque soir, se comptent par milliers. D’un côté,
les paysdits « autoritaires » font tout pour minimiser l’impact sur leur
sol de la pandémie pour des raisons politiques.
De
l’autre, dans les démocraties qui affi-chent davantage de transparence,
les bilans restent très incomplets. La panique qui s’est emparée des
gouvernements au début, le manque de tests et des méthodes variables
d’un pays à l’autre, ont fragilisé le recueil de données.Comment, dès
lors, obtenir une vision réaliste de la situation ? « Sans doute en
doublant, voire plus, le nombre de décès recensés dans le monde. On s’en
apercevra quand on disposera partout des chiffres de la surmortalité »,
estime le virologue belge Steven Van Gucht.«
Je pense que nous avons plus de morts que ceux qui sont officiellement
comptés », a admis dès le 3 avril Lothar Wieler, président de l’institut
allemand de santé publique RobertKoch. Une sousestimation qui
s’explique par le fait que les tests postmortem ne sont pas pratiqués
de façon systématique outreRhin. Interrogé à nouveau le 30 avril, M.
Wieler l’a redit : « C’est seulement dans quelques mois que nous aurons
des chiffres fiables. »
Seule
la Belgique, où l’on relève pas loin de 8 000 décès pour 11,5 millions
d’habitants, totalise tous les morts depuis le début de l’épidémie, dans
les hôpitaux, les maisons de retraite, à domicile. Une méthodologie qui
fait polémique dans le pays même, mais qui est défendue bec et ongles
par les responsables de l’Institut de la santé. Les autorités belges
sont en effet convaincues d’être parmi les seules à approcher la
réalité.
Partout
ailleurs en Europe, les taux de mortalité donnent une idée de l’ampleur
de la catastrophe. Selon EuroMOMO, un site créé par un réseau
d’épidémiologistes qui collectent chaque semaine les décès, toutes
causes confondues, dans 24 pays européens, ce sont pas moins de 70 000
décès supplémentaires qui ont été enregistrés entre le 16 mars et le 12
avril.
Pour
la seule Autriche, les chiffres rapportés par Statistik Austria,
l’équivalent de l’Insee français, interrogent : plus de 1 000 décès
supplémentaires sont apparus entre mimars et miavril, par rapport aux
quatre années précédentes. Même si la cause de ces décès n’est pas
précisée, ils sont clairement plus impor-tants que les 584 déclarés « Covid19 ».
«Il
peut s’agir de dégâts collatéraux de l’épidémie, de personnes qui
meurent prématurément d’autres maladies parce qu’ils n’ont pas pu voir
de médecin », relativise l’épidémiologiste Franz Allerberger.
En
Espagne, selon les derniers décomptes effectués par les régions
autonomes, plus de 16 500 pensionnaires en résidences pour personnes
âgées sont mortes du Covid19, depuis le 8 mars, avec des «symptômes
compatibles avec la maladie ». Mais combien d’entre eux figurent dans
les statistiques officielles ? On l’ignore. Seuls les malades qui
avaient été testés positifs ont été pris en compte, or cela n’a pas été
vérifié pour la majorités des résidents.
Dans
la région de Madrid, épicentre de l’épidémie, sur 5 811 personnes âgées
qui seraient mortes du coronavirus entre le 8 mars et le 24 avril,
seules 1 130 font partie des statistiques. Si les cas « suspects»
étaient ajoutés, alors le bilan dans cette région atteindrait près de 13
000 morts.
Le
constat est identique en Catalogne. L’Institut de santé Carlos III
évalue l’excès de mortalité entre le 17 mars et le 28 avril à 30 700,
soit 7 000 décès de plus que les statistiques officielles (23 700 morts)
pour la même période. Le Parti populaire (droite) a accusé le
gouvernement de «mentir» et de « cacher les morts ».
Pour
tenter d’avoir une idée plus précise de la situation en Italie, pays
d’Europe le plus durement touché par la pandémie, l’Institut national de
statistique (Istat) a comparé les données de l’état civil des trois
premières semaines de mars avec celles des cinq années précédentes, dans
plus de 1 000 communes. Sur l’échantillon considéré, la mortalité
moyenne des cinq dernières années était de 8 000 personnes. Or, en mars
2020, elle a dépassé les 16 000, alors que le nombre officiel de
victimes du Covid19, sur l’ensemble du pays, était de 4 796 personnes. A
Bergame, les décès déclarés ont été quatre fois supérieurs à la
normale.
LES ÉTATS-UNIS TRÈS TOUCHÉS
Cette
surmortalité, supérieure à la vague de décès attribués au Covid19, est
également constatée en Suisse, où la Radio Télévision Suisse (RTS) a
comparé les données de santé publique avec les statistiques. Sur la
première semaine d’avril, ces dernières montrent une surmortalité de 43 %
chez les seniors de plus de 64 ans avec en moyenne 1 700 décès par
semaine, contre 1 300 en temps normal. Or la Suisse dénombre
officiellement 1 716 décès liés au Covid19. Chaque semaine, plusieurs
centaines de morts restent donc inexpliquées mais pourraient être des
décès survenus à domicile, non testés, ou ceux de personnes qui ne
seraient pas allées se faire soigner par peur d’attraper le virus.
Aux
EtatsUnis, qui paient le tribut le plus lourd dans le monde, avec plus
de 60 000 victimes – un chiffre plus élevé encore que le nombre de
militaires tués durant la guerre
du Vietnam – les « décès Covid » varient d’un Etat à l’autre, selon que
les maisons de retraite y figurent, comme New York, ou pas.
La
ville de New York, la plus touchée, fournit des statistiques pointues
sur les morts du Covid19, « certaines » et « probables ». Ainsi, au 22
avril, il y avait 10 290 morts « certaines », dont 90 % survenues dans
un hôpital. Les morts « probables », sans tests, atteignaient pour leur
part 5 121, dont 23,2 % à domicile. Pour autant, selon le New York
Times, plus de 27 000 personnes y sont décédées depuis le début du mois
de mars, soit 20 900 de plus que la normale et 4 200 de plus que ce qui a
été enregistré par les statistiques officielles. En
outre, aucune réévaluation n’a été faite concernant les morts éventuels
du mois de février et de début mars. Or, selon une étude de
Northeastern University, il y avait déjà 10 700 cas de coronavirus.
Les
cadavres dans les rues ou les invisibles à domicile hantent de nombreux
pays. Des images de l’horreur à Guayaquil ont fait le tour du monde,
début avril, lorsque les hôpitaux de la deuxième ville d’Equateur ont
été submergés au point que les corps de défunts gisaient à même le sol,
sur les trottoirs. Le gouvernement de Lenin Moreno avait alors admis que
les chiffres officiels ne reflétaient «probablement pas » la réalité
des morts du Covid19. Puis, le 16 avril, il informait que dans la
province du Guayas (où se trouve Guayaquil), 5 700 décès avaient été
enregistrés cette année, contre une mortalité moyenne « d’environ 2 000
».Impossible, ici aussi, de distinguer les cas de Covid19 non
diagnostiqués et les pathologies non soignées. Mais selon leNew York
Times, la surmortalité du 1er mars au 15 avril atteint 7 600 décès en
Equateur. Ce qui laisse penser que le nombre de morts dus au coronavirus
pourrait être quinze fois plus élevé que lechiffre officiel, qui
s’élevait à 503 décès à la même date.
La
polémique enfle aussi à Lima, depuis la publication d’une enquête du
média d’investigation en ligne, IDLReporteros, sur « les morts que le
Pérou ne compte pas ». Après avoir épluché les registres des
crématoriums de Lima et au Callao (ville contiguë de la capitale
péruvienne) qui indiquent les « morts Covid » ou « suspects Covid », les
journalistes ont relevé 1 073 morts, alors que le nombre total pour
tout le pays est officiellement de 854 décès liés au virus.
Au
Mexique, ce sont des témoignages anonymes qui ont remis en cause la
fiabilité du bilan officiel – 1 434 morts au 27 avril – après que des
médecins ont assuré avoir subi des pressions pour enregistrer les décès
liés au Covid19 en « pneumonies atypiques ». Javier Alatorre,
présentateur du journal de TV Azteca, la seconde chaîne du pays, a
dénoncé « des chiffres sans
pertinence sur les contagions et les décès ». Le gouvernement a créé la
catégorie « décès suspects ». Mais le Mexique, où le pic de l’épidémie
est attendu mimai, est l’un des
pays qui pratique le moins de tests, faute de moyens. Au Brésil, il
n’existe pas de décompte de décès en établissements pour personnes
âgées, ou à domicile, et il n’y a que très peu de tests. La
sousnotification du nombre de morts doit beaucoup à la désorganisation
du pays, un décès pouvant mettre jusqu’à vingt jours à être authentifié
positif au Covid19, et surtout à la personnalité de son président
Javier Bolsonaro, qui ne cesse de nier la gravité de la pandémie. Tout
comme au Nicaragua, où le gouvernement de Daniel Ortega refuse lui aussi
de prendre des mesures de distanciation sociale.
L’organisation
non gouvernementale Unité médicale nicaraguayenne accuse les autorités
de « sousestimer intentionnellement » l’épidémie, tandis que
l’Observatoire citoyen Covid19,collectif indépendant créé pour tenter
d’obtenir de regrouper des informations crédibles, a relevé une
contamination bien supérieure aux chiffres officiels. Pour le sociologue
Gilles Bataillon, spécialiste de la région, l’attitude du pouvoir est «
une manière de nier la situation politique et économique désastreuse du
pays ».
Pour
toute une série de pays, c’est bien la sincérité de leurs dirigeants
qui est encause. Critiquée par plusieurs responsables occidentaux pour
sa gestion de la crise, la Chine a revu à la hausse, le 17 avril, de
près de 40 % le bilan des morts à Wuhan, berceau de la pandémie, ce qui
porte leur nombre à 4 632. Les autorités ont expliqué que certains des
malades étaient décédés chez eux faute d’avoir pu être pris en charge
par les hôpitaux. Mais l’étendue réelle de la catastrophe reste loin
d’être mesurée. Aucun décompte n’a jamais été réaliséen
maisons de retraite, au demeurant assez peu nombreuses dans le pays.
Dès le 25 février, le magazine Caixin avait tout de même révélé que 19
résidents d’une maison de retraite et de convalescence à Wuhan étaient
morts du Covid19. Tous présentaient des symptômes, mais aucun n’avait
été testé.
Deuxième
pays le plus peuplé du monde avec un 1,3 milliard d’habitants, l’Inde
affiche de son côté un bilan de 934morts, très loin de ceux constatés en
Europe ou aux Etats-Unis, et beaucoup d’experts demeurent perplexes
face au « mystère » des statistiques particulièrement basses dans le
souscontinent. Ici, 80 % des gens meurent chez eux, y compris les
personnes atteintes de malaria ou de pneumonie. Compter les morts du
Covid19 à l’hôpital ne suffit donc pas.
Evaluer
leur nombre à partir des funérailles n’est pas plus fiable car, dans
leur très grande majorité, les Indiens, de par leur confession hindoue,
se font incinérer le jour même de leur mort sur des bûchers en plein
air, sans avoir subi aucun examen. « Personne ne cherche à cacher les
morts intentionnellement et si le virus tuait les gens en masse en Inde,
on le saurait », tempère l’épidémiologiste Prabhat Jha, du Centre for
Global Health Research (CGHR). Néanmoins, selon Chandanathil Pappachan
Geevan, chercheur en sciences environnementales affilié au Centre for
Socioeconomic and Environmental Studies (CSES) de Cochin, « il n’y a
aucune explication scientifique au nombre extrêmement bas de décès du
Covid19 en Inde, alors que les victimes sont en proportion 300 à 1 100
fois plus nombreuses dans d’autres pays. Pas même un miracle ne saurait
expliquer un tel écart ».
AUGMENTATION DES PNEUMONIES
Le
contexte est bien différent en Russie, mais les chiffres annoncés sont
tout aussi étonnants. Ici, les deux premiers morts du Covid19 ont été…
annulés. An-noncés les 13 et 14
mars, ces deux décès attribués dans un premier temps au coronavirus ont
par la suite été retirés desregistres, au motif que les malades
souffraient également d’autres pathologies.
Depuis,
le nombre de morts a nettement progressé, pour atteindre 1 073 au 30
avril. Ce chiffre reste toutefois faible, rapporté à celui des personnes
contaminées. « La situation en Russie est bien meilleure que dans
nombre de pays européens », grâce aux « mesures énergiques » des
autorités, s’est toutefois félicité le porteparole du Kremlin, Dmitri
Peskov.
Or,
dès janvier, Moscou a enregistré une augmentation fulgurante du nombre
de pneumonies. Plus troublant encore, des témoignages de différentes
régions évoquent des personnes testéespositives
mais dont l’acte de décès ne fait pas apparaître la maladie. Les
nouvelles consignes du ministère de la santé, le 28 avril, qui
recommandent aux médecins de ne pas enregistrer comme victimes du
coronavirus des patients décédés porteurs d’autres pathologies mortelles
ne devraient pas arranger les choses.
En
Iran, le bilan des morts du Covid19 a été ouvertement contesté dès le
début de la crise sanitaire dont le gouvernement a tardé à reconnaître
l’existence, fin février. Plusieurs médecins ont décritau Monde les
pressions exercées par leurs supérieurs hiérarchiques pour qu’ils
mentionnent dans l’acte de décès « insuffisance pulmonaire », ou la
maladie chronique du patient s’il en était atteint, plutôt que le
Covid19. Le 14 avril, le centre de recherche du parlement iranien a
luimême affirmé que le nombre de décès causés par le virus pourrait en
réalité atteindre le double des chiffres officiels. Le rapport indiquait
notamment que seuls les patients morts à l’hôpital étaient
comptabilisés. Selon une simulation faite par deux chercheurs iraniens
travaillant aux Etats-Unis, Navid Ghaffarzadegan et Hazhir Rahmandad, le
nombre des décès en Iran s’est élevé à 15 000 jusqu’au 20 mars, alorsqu’aujourd’hui,
Téhéran reconnaît un bilan inférieur à 6 000 morts. Le 22 avril, le
président Hassan Rohani a accusé ceux qui, dans la population, doutent
des chiffres officiels de constituer un groupe marginal à la solde de
l’étranger.
Au
MoyenOrient, le décompte des morts du Covid se heurte à un obstacle
supplémentaire lorsque les systèmes de santé et les structures
administratives se sont trouvés durablement endommagés, voire balayés
par des guerres civiles comme au Yémen ou en Syrie. Dans un récent
rapport de la London School of Economics sur l’état d’impréparation de
la Syrie face au virus, deux soignants, l’un de Tartous et l’autre de
Damas, ont évoqué une hausse des décès par infection pulmonaire et
affirment avoir reçu des consignes verbales des services de sécurité
leur intimant « d’enterrer ces histoires » et de « ne pas soulever
l’alarme dans les médias ». Au 29 avril, le bilan de l’épidémie sur le
territoire syrien se chif-frait à… trois décès.